Pour tuer un souvenir
Tu as la photo entre les mains et tu trouves trop artificiel le paysage aux couleurs polaroïd. Trop bleue la mer, trop transparent le ciel, trop incendié cet horizon, trop de brillance dans les regards des deux personnages qui s’enlacent au mépris du vent, vêtus de pull-overs semblables.
Tu regardes dehors et la seule chose que tu vois c’est le reflet que la vitre te renvoie comme une gifle, parce qu’il fait nuit et qu’à cette heure les fenêtres se transforment en miroirs qui renvoient la solitude, les intérieurs accablants, les maisons comme la tienne, maisons vides, maisons avec café sans sucre le matin, café rapide et la voiture qui ne démarre pas et les minutes qui passent, maisons où tu découvres le matin des signes de déprime qui te signalent à cor et à cri que tu es en train de perdre la grande bataille.
La photo reste dans tes mains. Elle était dans un tiroir que tu n’avais pas ouvert depuis des mois, mais elle est aujourd’hui dans tes mains et tu sens que le moment est venu d’assassiner ces souvenirs anciens.
Alors tu dois prendre la photo comme un parallélépipède parfaitement horizontal et, c’est le plus important, devant une de ces fenêtres qui semblent reprocher à la pièce sa lumière blafarde.
Ce n’est pas toi qui déchireras la photo. C’est quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus courageux, ou de plus impersonnel, un autre je-tu qui flotte dans le vide derrière les vitres.
Tu verras cette personne faire un mouvement de crabe avec les doigts, ses mains s’écarter de chaque côté et chacune emporter un morceau presque semblable de la photographie. Puis cette même personne rassemblera les morceaux et refera le même geste une, deux, trois fois, plus si elle l’estime nécessaire, jusqu’à ce qu’inexplicablement tu sentes la fatigue dans tes doigts.
Par la vitre, tu verras tomber des flocons de neige trop gros pour être graciles et violeurs des lois de la gravitation. Ils tombent vite et, quand tu regarderas le tapis, tes yeux verront les vestiges mutilés d’un souvenir dont rien ne peut plus être sauvé.
Luis SEPULVEDA, « Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre »
Tu regardes dehors et la seule chose que tu vois c’est le reflet que la vitre te renvoie comme une gifle, parce qu’il fait nuit et qu’à cette heure les fenêtres se transforment en miroirs qui renvoient la solitude, les intérieurs accablants, les maisons comme la tienne, maisons vides, maisons avec café sans sucre le matin, café rapide et la voiture qui ne démarre pas et les minutes qui passent, maisons où tu découvres le matin des signes de déprime qui te signalent à cor et à cri que tu es en train de perdre la grande bataille.
La photo reste dans tes mains. Elle était dans un tiroir que tu n’avais pas ouvert depuis des mois, mais elle est aujourd’hui dans tes mains et tu sens que le moment est venu d’assassiner ces souvenirs anciens.
Alors tu dois prendre la photo comme un parallélépipède parfaitement horizontal et, c’est le plus important, devant une de ces fenêtres qui semblent reprocher à la pièce sa lumière blafarde.
Ce n’est pas toi qui déchireras la photo. C’est quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus courageux, ou de plus impersonnel, un autre je-tu qui flotte dans le vide derrière les vitres.
Tu verras cette personne faire un mouvement de crabe avec les doigts, ses mains s’écarter de chaque côté et chacune emporter un morceau presque semblable de la photographie. Puis cette même personne rassemblera les morceaux et refera le même geste une, deux, trois fois, plus si elle l’estime nécessaire, jusqu’à ce qu’inexplicablement tu sentes la fatigue dans tes doigts.
Par la vitre, tu verras tomber des flocons de neige trop gros pour être graciles et violeurs des lois de la gravitation. Ils tombent vite et, quand tu regarderas le tapis, tes yeux verront les vestiges mutilés d’un souvenir dont rien ne peut plus être sauvé.
Luis SEPULVEDA, « Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre »
2 commentaires:
très joli passage.
Je note le titre du livre.
Oui Katell, tu peux, ces nouvelles sont très poétiques mais pas vraiment joyeuses...à lire quand l'amour nous tiend la main.
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